__Ô mon Oscar, comme bien d'autres avant toi, tu n'as su résister à mes charmes, à mes yeux verres1 dans lesquels tu plonges ton regard. Tu m'as découverte durant une période de doute et sur l'instant, tu m'as aimée. Oh, tu as bien essayé de te soustraire à mon emprise, mais je suis à moi seule cette fantasmagorie verte qui enivre les hommes, leur trouble les sens par mon parfum, les possède tout entier. __Où que tu ailles, je suis là. De Londres jusque de l'autre côté de l'océan, jusqu'au nord américain, j'étais à tes côtés. Et maintenant la belle France s'offre à nous. __Tu le sais, mon Oscar, je suis une amante aux milles et une vie, aux milles et un visages. Une Fée infidèle, un vice, une dépendance dont on n'échappe plus. Je suis une Fée vaporeuse, une Fée mondaine que l'on invite à la table des artistes et des auteurs, mais ce soir, je serais toute à toi, au Café Royal. __Oh mais, te voilà qui passe la porte. Je reste encore un peu dans l'ombre... Ne gâchons pas la surprise de mon apparition.
__Le garçon de café fait glisser son torchons sur la table du fond, celle où s'assoie chaque soir cet habitué anglais, à la même heure. Ce dernier repousse une longue mèche de cheveux brun qui lui barre le regard, tire une bouffée de cigarette et prend place sur la banquette, toujours la même, face au miroir. __― Bonsoir Monsieur, prendrez-vous comme d'habitude ? __Il esquisse un sourire en articulant un oui aussi gentleman que son accent le laisse entendre. Le serveur s'éloigne alors, tout en vérifiant que son papillon noir ne s'est pas froissé les ailes. __Mon bel Oscar, tu fixes encore ce miroir. Tu les aimes tant, ses surfaces polis qui reflètent la nature humaine comme on ne la soupçonne pas. Dans quelques instants, je te rejoindrai à cette table, mais pas tout de suite... J'aime à penser que tu me désires quand tu ne me vois pas. __Déjà un plateau rond virevolte entre les tables pour rejoindre ce client pas comme les autres. On pose devant lui deux verres en cristal à pied large, dont le fond d'un vert intense dégage une fragrance qui l'est tout autant. Une pelle en argent à sa droite. Une coupelle avec deux sucres et une petite fontaine d'eau fraiche de l'autre côté. __Toujours par deux, tu détestes devoir à recommander quand nous sommes en tête à tête. __Un merci suave perce les lèvres du Britannique tandis qu'il paie directement le service. On ne lui rendra pas la monnaie, car il la laisse toujours en pourboire avec la demande de ne plus être dérangé. __La soirée débute toujours ainsi. __Et c'est maintenant que le rituel commence. Chaque jour le même. Inlassablement. __Tes yeux bleus se noient dans l'absinthe pure qui miroite d'un feu, pour toi, chimérique. Tu places la cuillère et un carré de sucre sur le verre et actionne le petit robinet. Gouttes après gouttes, les cristaux blancs se dissolvent, le breuvage s'éclaircit. Puis te remue le tout. Dix tours qui font chanter le Baccarat. __Ô mon Oscar, cette boisson qui s'écoule en toi me fait devenir tienne. Je te possède l'âme et le corps, je te pénètre tout entier et voilà que nous ne faisons plus qu'un. Tu ne me sens pas encore, ma magie n'opère que quand on me laisse un peu de temps, pourtant je perçois le désir qui enflamme ton esprit. __Tu fixes le miroir, regardant dans ma direction sans me voir. Je sens cette passion imperceptible pour le commun des mortels dont tu ne feras bientôt plus partie. L'eau de tes prunelles me chercheraient-ils pour s'y mélanger. __Hélas, pas pour tout de suite, mon Oscar. Avant, désire-moi encore !
__Les aiguilles continuent leur course sur la cadrant de l'horloge, entrainent avec elles les minutes et les heures pour faire passer le temps. Le café est presque vide. Seuls quelques âmes anonymes s'y meuvent encore, sirotant de-ci de-là leur boisson favorite. __Quelques regards sont vides, d'autres se cachent dans l'ombre. __Toujours à sa table, le bel Anglais prépare son deuxième verre d'absinthe avec autant de minutie qu'il le fit pour le premier. Puis il tourne la tête. Regarde autour de lui le silence qui envahit les lieux. Tout est paisible quand il aspire le liquide amer presque blanc. __― Muse, Muse, quand viendras-tu à moi ? se murmure-t-il avant qu'une nouvelle gorgée ne s'écoule en lui. __Je ne suis pas loin mon Oscar. J'attends juste le moment propice pour t'apparaitre. Laisse-moi encore profiter peu, tant que tu es aveugle de ma présence. Sens-tu mes mains qui coulent contre ton torse ? Qui tente de se glisser sous ta chemise ? Perçois-tu mon souffle ardent sur ton visage ? Et cette caresse contre ta nuque ? Ce sont mes lèvres qui t’effleurent, qui te parcourent sans que tu n’opposes de résistance. __― Muse, Muse, laisse-moi voir ce que les choses sont vraiment. Laisse-moi entrevoir un autre monde. __― Ô mon bel Oscar, amant de cette nuit, tu sais comment faire pour que je te possède l'esprit. __À travers le reflet que renvoi le miroir, on devine le visage de l'homme s'illuminer. Il lève la main avec une douceur sans pareille et semble comme frôler une joue invisible. Le serveur ne s'en formalise pas. Ce n'est pas la première fois que l'absinthe conduit à ce genre de comportement. __― Tu es là ma Muse, ma belle Fée rousse en tenue d'émeraude. __― J'ai mis mes plus beaux atours pour te plaire. Tout en transparence pour que tu me dévores dans tes rêves les plus fous, pour que tu ne m'oublies jamais, même quand tu feras l'amour. __― Je pense demander la main de Constance, tu sais, ajoute-t-il tout bas, comme soudain pris d'une pointe de tristesse dans la voix. __― Quelle nouvelle ! Elle te fera une bien belle épouse, à n'en point douter. Mais oseras-tu lui dire pour nous ? Oseras-tu lui dire que tu t'es donné à la Fée Verte ? __― Elle sait que je suis dévoué à l'écriture, aux mots. J'ai besoin de pénétrer au plus profond de mon âme pour y puiser l'inspiration. __― Ainsi que tes amants ? __Ô mon Oscar, j'aime quand tu me regardes avec ce regard horrifié ! Tu ne me caches rien, à moi. Je suis là quand ton corps se mêlent à celui d'un autre. Je savoure le moindre de tes ébats, le moindre de tes soupirs, car quand tu me fais venir à toi, j'ai alors accès à tes moindres pensées. __Tu es à moi Oscar ! __― Elle n'en saura jamais rien ! __Sa voix a porté un peu trop fort dans la salle. __Le garçon de café a arrêté de nettoyer le comptoir et le regarde avec une drôle d'expression. Un froncement de sourcils suffit à le renvoyer à son travail. __― Elle ne le saura pas, reprit-il, à peine un murmure. Et en l'épousant je ferai taire toutes les rumeurs. __Il prend son verre avec une sorte de détermination et le termine d'une traite. L'absinthe lui monte immédiatement à la tête. __Tu ne me résistes plus. Tu es maintenant sous mon emprise. Ton regard s'illumine et ton esprit est en parfaite communion avec moi. __J'y fais alors germer des fantasmes irréels et des illusions fantastiques. Je tisse des histoires de fantômes, de crimes ou de femmes. J'esquisse des personnages, t'impose leur visage, choisis leur destiné. Je crée des œuvres effrayantes, insuffle la fascination ou la peur. Et des miroirs, de toutes formes, de toutes tailles, pour se perdre dans la contemplation. Je nourris l'imaginaire des auteurs qui me nourrissent de leur onirisme. __Certains m'appellent inspiration, d'autres imagination. Il m'arrive d'être apparition, mais pour tous je suis une fantaisie de la boisson. Et toi, mon Oscar, tu me nommes ta muse. __― Que souhaites-tu voir, ce soir ? __― Je suis d'humeur agréable aujourd'hui, répond-il, alors une de ces merveilles dont toi seule à le secret. __― De belle humeur, dis-tu ? __― Une bonne surprise. Tu sais que j'ai fait la connaissance d'un jeune poète, Robert Sherard, qui devait devenir mon biographe. Je n'imaginais pas qu'il était de ces hommes influents devant lesquels toutes les portes s'ouvrent. Je suis convié à souper, demain, chez monsieur Victor Hugo. __Oscar, tu ressemblerais presque à un enfant quand je te trouble ainsi les sens, te désinhibe. Tu as le ciel d'été dans le regard et tes cheveux longs ajoute à ton allure un côté décadent d'éternel adolescent. __― Tu mérites que nous célébrions cela dignement. Eh regarde, le garçon de café viens à nous. __― Il est temps d'y aller, Monsieur, nous fermons. __― Vois, il tient un arrosoir dans la main. Et si nous faisions pousser un jardin ? Là, sur le parquet. __― Nous fermons, Monsieur, répéta-t-il en articulant chaque mot en anglais, essayant de rester le plus poli possible. Je crains que vous ne deviez partir, Monsieur. __― Garçon, êtes-vous en train d'arroser le sol ? __— Mon Oscar, offre-moi des roses, des liserons et des lys. Offre-moi les plus belles fleurs de ce monde. Le Café Royal sera notre jardin. Le plus beau des jardins pour la Fée verte. __― Quelles sont vos fleurs préférées, garçon ? __Le serveur commence à s'impatienter. Ce soir, le Britannique vit dans le monde de son esprit. __― Maintenant Monsieur, je dois vraiment vous demander de partir ; c'est fini. __― Il a raison. Regarde mon Oscar, les fleurs poussent, s'épanouissent... Elles vont bientôt éclore. Mais ce sont... __― Des Tulipes ! Je suis sûr que les tulipes sont vos fleurs préférées ! __Il se lève enfin, balayant son regard à travers toute la pièce. Il est comme émerveillé. __― Vous les voyez n'est-ce pas ? demande-t-il en le dépassant. __― Mais, Monsieur. Il n'y a rien, non. __Tu ne l'entends déjà plus. Tu me tends le bras et j'y dépose une main fine, vaporeuse. À cet instant, tu penses que je suis la plus fascinante des chimères. __Nous traversons cette étendue fleurie aux couleurs chatoyantes et quittons l'établissement.
__La nuit est déjà bien avancée. __Dans les rues endormies de Paris, l'homme sent la brise fraiche sur son visage. Il commence doucement à reprendre pied dans la réalité tandis qu'il laisse la Fée verte et ses illusions derrière lui. __Et pourtant... Il sent encore les pétales des tulipes lui effleurer les jambes.
« L'absinthe a une couleur magnifique, le vert. Un verre d'absinthe est tout aussi poétique que n'importe quoi d'autre au monde. Quelle différence y-a-t-il entre un verre d'absinthe et un coucher de soleil ? »