__Il est dix-sept heures vingt-cinq. Le chauffeur de bus, trace de doigts sur les lunettes, buée sur le pare brise, tapote inlassablement le volant de son énorme véhicule. __Il déteste ce genre de journée où les jeunes hurlent derrière comme s'ils étaient plus sourds que toutes ces horribles petites vieilles aussi agressives que des blaireaux que l'on réveille. Entre leurs voix de crécelles enrayées et leurs rires de macaques en rûte, il a envie d'écraser le klaxon pour ne plus les entendre... Écraser... __Fixant la route et jetant de rapides coups d'œil dans son rétroviseur pour regarder cette jungle urbaine, il se permet quelques écarts. __Je pourrais essayer de chopper l'un de ces asticots sur pattes pour lui coller mon volant dans les dents, lui faire avaler la pomme de la boite de vitesse pour qu'il s'étouffe, suffoque, se noie dans son sang... Un virage... Et si mon pied glissait plutôt sur la pédale d'accélération ? Avec un peu de chance toute cette bande de sauvage irait s'exploser la face contre les vitres. __Je peux aussi prendre un tournant à gauche bien serré, ouvrir les portes et essayer d'être témoin de l'existence des premiers Hommes volants !
__Le voyant de demande de marquer l'arrêt s'allume. Avec discipline, le conducteur met son clignotant et engage doucement son bus dans son emplacement de déserte, devant l'abri vide, juste devant le passage piéton. __Il regarde un trio d'une espèce de cacatoès sexagénaires, dont les plumes pendent lamentablement de leur tête, et qui empoisonnent leur entourage de relents de Chanel N°5 qui a tourné depuis trois ans. Il les regarde doucement poser leurs vilaines chaussures à talon - probablement aussi déformées que leur pieds -, sur les bandes blanches qui barrent la route. __Et si là, maintenant, tout de suite, je démarrais ? __Quel bruit peut faire une vielle harpie écrabouillée par un bus ? Un couinement de truie pour commencer, qui regarderait, idiote, le véhicule s'avancer sans bouger. Puis ça craquerait ! Le sang giclerait ! __Avec un peu de chance, je prends un peu d'élan en reculant et je pourrais les voir être projetées loin devant... je n'aurais plus que les aplatir comme des crêpes ! J'ai trouvé la solution du problème des retraites !
__Quelques minutes plus tard, un nouvel arrêt se dessine devant lui, il s'arrête en gardant la seconde pour repartir et déjà : __― La porte ! __Il lance un regard noir vers l'ignoble mamie, appuie sur le bouton d'ouverture... Il relâche l'embrayage, le bus cale, et la petite vielle tombe en avant en ratant le trottoir...